Dans une semaine, nous ouvrons les précommandes pour les deux jeux de rôles à paraître en mars : Bois Dormant, vivre avec les ronces de Melville et La Clé des nuages de kF (accompagnée de La Clé des songes de Côme Martin). 

En attendant de voir à quoi ressembleront les jeux, voici un très chouette retour de luvan d’une partie de La Clé des nuages jouée en dysto-compagnie il y a un an. 



 

Ceci n’est pas un compte-rendu.

Nous occupons chacune un bout du long canapé d’Eugénie.

C’est à la fois solennel et drôle. Nous nous connaissons bien. On ne sait pas si l’on doit croiser le regard de l’autre ou bien fermer les yeux pour mieux écouter sa voix. Le tête-à-tête produit l’un et l’autre à la fois.

À côté, bienveillante spectatrice, Eugénie est inconfortablement installée dans une liseuse au pli sec, sous un plaid, souriant comme un personnage de Jane Austen dont les deux filles viennent de trouver à se marier.

Sur la table basse, les vestiges de pistaches que j’ai croquées trop vite, façon lémurien surdosé.

Je suis la mage et Laurence mon image.

Ma partie précédente avec Eugénie ne m’a pas encore permis de mesurer à quel point il n’y a pas de point de vue, pas de pointe de compas, seulement des cercles qui s’entrecroisent et finalement se surimposent, jusqu’à décalquer sur l’une comme sur l’autre une réalité singulière. La vision que nous nous apprêtons à créer, au lieu d’éthérée, s’avère épaisse et tangible.

Mage. Je pose une mage primitive, à la peau bleu pétrole, un être leguinesque et ancien, une vieille peau au cou de laquelle gigotent les osselets de phalanges humaines et dont c’est la toute dernière quête. Son artefact magique est un sifflet. Elle vient de pêcher une poiscaille qu’elle aplatit dans un grand splosh au fond de sa barque. Il y a trois lunes. Soudain apparaissent de nulle part les sixièmes ruines. Première surprise : nous sommes en pleine science-fiction hippie. Je savais que je portais cet univers en moi, en tant que lectrice, mais je ne m’attendais pas à le faire émerger.

Image : Les ruines sont un reflet brillant dans le lac. Deux symboles apparaissent : une colombe se pose sur ma barque ; un couteau tombe d’un pli de ma robe. Lorsque la colombe roucoule, son cri fait comme mon sifflet.

Mage : Les ruines sont un reflet brillant. Surréel en ce que rien ne s’élève à la surface. Je sais ce qu’il faut faire. Répugnée par mon geste mais en phase avec l’instinct primitif de la vieille peau mystique que j’incarne, j’éventre la colombe et balance à la flotte magique ses entrailles défaites. Les ruines s’avèrent et je pagaie dans leur direction.

Image : De hautes tours éclatantes érigées dans l’eau, à la base inondée. Des oiseaux slaloment entre les édifices majestueux et crient.

Mage : J’imagine une faille dans le temps. Ces tours sont la dalle de la Défense ou autre Bladerunnerie toute en verre et en néons, mais paraissant à ma mage préhistorique comme le palais musical et cristallin de Frozen. Ces oiseaux sont sûrement la réponse. J’essaie d’écouter leurs voix mais elles m’insupportent de plus en plus, car aucune ne se distingue de l’autre, et c’est bientôt un vacarme épouvantable et hitchcockien. Les bêtes forment une nuée épaisse et noire et stridente. Je fais jouer mes doigts sur le sifflet afin de produire un son identique. Les deux fréquences entrent en résonance et les volatiles tournent en bris de verre iridescents qui cascadent à l’eau, comme des missiles sonores. L’eau frémit et bout sous l’impact. Des remous naît un maelström qui m’engloutit.

Image : Une salle souterraine, solennelle, gigantesque et claire. Cernée d’arcades sous lesquelles reposent, sur leur socle, des statues de verre.

Mage : Ces statues, comme les oiseaux avant elles, pourraient sonner la fin de ma quête, mais j’ai le sentiment de ne pas avoir assez payé. Je n’ai pas mérité la résolution, ni la fin, ni l’apaisement. Je me dirige vers l’une d’entre elles, coupant mes pieds au tranchant des bris de verre / d’oiseau répandus là, et entreprend de griffer l’œuvre d’art de mes ongles longs, avec pour résultat de produire une note stridente et insupportable provoquant l’implosion de l’ensemble des statues. Répétition violente de la scène des oiseaux de verre. Un portail dimensionnel apparaît, brillant et faseillant. Je le traverse.

Image : Un long couloir mystique. Noir. Au bout du couloir, une lumière. Comme j’avance, le fond se révèle. La galerie se termine en cul de four. Elle est en brique. Trois sièges vides : un tabouret, une chaise et un trône.

Mage : Je sais que j’arrive à la fois au bout de ma quête et au bout de ma vie. Je saisis mon couteau et m’entaille les veines. Comme dégouline au sol mon sang de vieille femme, comme s’écoule le reste de ma vie, trois personnes apparaissent sur les sièges, vêtus étrangement. L’homme à droite, dont les yeux sont bizarrement entourés d’un cercle d’or, me salue par ces mots : « Ah, te voilà enfin ! Nos invocations ne furent pas vaines ! Alors, dis-nous à quoi ressemble l’avenir. »

Ma quête était : « Entendre la voix des ancêtres ».

Près d’une semaine plus tard, la vision que nous avons créée avec Laurence m’apparaît toujours avant autant de force. Je suis convaincue que j’aurais été incapable de la former seule. J’ai la sensation lourde et tangible d’avoir marché dans le rêve d’une autre qui aurait été moi, parlé avec les mots d’une autre que je suis. J’ai souvent écrit à quatre mains, mais jamais construit de monde aussi intrinsèquement et connu et inconnu. Un monde que ni Laurence ni moi n’aurions jamais pu penser seule. L’aliénation familière d’un rêve poreux dont nous aurions toutes deux été les hôtesses et les passantes.

Merci, Laurence, Eugénie, merci kF, pour cet exercice précieux d’humanité pratique.